À ce jour, la documentation personnelle des étudiants en histoire de l’art ne semble pas avoir donné lieu à des enquêtes approfondies, ni à l’échelle locale des universités ni à l’échelle de projets d’envergure nationale. La connaissance de l’histoire de l’enseignement de la discipline, depuis son institutionnalisation académique à la fin du XIXe siècle, repose essentiellement sur l’étude des archives institutionnelles et celle du patrimoine universitaire[1]. Le processus de préservation et de valorisation des supports pédagogiques – moulages, plaques de projection, photographies, diapositives –, peut pourtant trouver un prolongement dans l’identification, la collecte et la sauvegarde des archives pédagogiques des étudiants[2]. La prise en considération de ces sources implique en effet d’aborder l’histoire de l’enseignement de l’histoire de l’art non plus seulement du point de vue de ses producteurs (institutions et enseignants) mais du point de vue de ses récepteurs. Ce changement de perspective invite également à examiner à nouveaux frais les contenus pédagogiques, en prenant en considération, au-delà de leur fabrique, leurs modalités de transmission et leur perception.
L’invisibilisation des archives pédagogiques des étudiants s’explique par leur nature : relevant du domaine privé, elles restent difficiles à localiser et à collecter. Au demeurant, leur identification est directement corrélée à celle de leurs auteurs. Elle est rendue d’autant plus complexe non seulement de par l’individualité des parcours mais aussi compte tenu de l’histoire des normes sociales[3]. À cela, s’ajoute encore l’importance accordée par chacun.e aux supports de cours produits pendant les années d’études. Les un.e.s les auront détruits quand d’autres les auront conservés, par attachement sentimental ou bien peut-être par conscience patrimoniale.
Afin de compléter notre connaissance des archives pédagogiques conservées dans le fonds Pariset de la bibliothèque municipale de Bordeaux, nous avons donc initié, courant 2023, une enquête en vue d’identifier leur pendant, produit par les anciens étudiants de la faculté des lettres de Bordeaux. La première étape a consisté à dépouiller les registres des diplômés de la faculté, de 1952 à 1974, soit la période d’activité de François-Georges Pariset[4]. Ce sont près de 400 noms qui ont été relevés dont plus d’une centaine de femmes inscrites sous leur nom de naissance. L’enquête se poursuit actuellement sur le terrain pour retracer le parcours de ces étudiant.e.s et recueillir leurs témoignages sur le contenu et le déroulement des cours qu’ils et elles ont suivi[5].
Parmi les cinq premiers almuni qui ont accepté de répondre à nos questions, quatre ont confirmé avoir conservé le matériel pédagogique produit par eux pendant leurs années d’études. L’un d’entre eux garde encore chez lui les diapositives qu’il avait fait réaliser à l’appui de ses exposés. Un autre étudiant a eu la générosité de nous confier ses notes manuscrites[6] (fig. 1). À partir de l’observation de ce dernier ensemble, le présent billet propose de pointer plusieurs aspects du contenu de la documentation produite par un étudiant en histoire de l’art au milieu des années 1960, en vue de considérer l’intérêt de la patrimonialisation d’une telle source historique.
Parcourir ces papiers revient dans un premier temps à être attentif à leur matérialité. L’ensemble se présente sous la forme d’un dossier organisé en sous-dossiers. Ces derniers documentent six cours dispensés par François-Georges Pariset dans le cadre du certificat d’histoire de l’art moderne et contemporain pendant l’année universitaire 1966-67 :
– Technique du dessin
– La renaissance en France
– Renaissance en pays germanique 1500-1550
– Les arts en France circa 1900
– Les arts en Russie autour de 1750-1800
– Arts dans les Pays-Bas au XVIIe siècle
Chaque sous-dossier contient des fiches manuscrites individuelles – les dimensions avoisinent celles du format A5 – réparties selon les thématiques internes à chaque cours. L’usage du stylo rouge et vert, pour rédiger les titres des séances ou bien souligner les dates et les intitulés des œuvres, témoigne également du soin accordé aux notes et d’une conception hiérarchisée des savoirs.
Souvent dotées d’abréviations, les phrases manuscrites déroulent un discours historique articulé selon une approche par périodes, styles et artistes. On y reconnait l’empreinte de Pariset dont les programmes de cours, jusque dans la formulation des intitulés, se voulaient dénués de démonstration. C’est une approche érudite des savoirs qui sous-tend ces enseignements, faite de dates, de noms et d’œuvres à retenir. Peu de notes portent sur le contexte historique. La trame de chaque cours fait plutôt se succéder, quelle que soit la période abordée, les artistes, pour lesquels sont d’abord déclinées de substantielles informations biographiques. Celles-ci sont suivies des intitulés d’œuvres entre lesquels viennent s’intercaler de brefs commentaires descriptifs.
Sans nul doute peut-on déceler dans cette trame, la succession des visuels projetés pendant le cours. À cet égard, une caractéristique frappe, peut-être plus que toute autre, à la lecture de ces notes. Des croquis, parfois au crayon à papier parfois au stylo feutre, s’ajoutent aux commentaires. Ils nourrissent, mais sans aucun caractère systématique, les cours consacrés à l’architecture comme ceux consacrés à la peinture et à la sculpture.
À l’architecture, des plans soignés et légendés ou bien des élévations à main levée (fig. 2-4). À la sculpture, des dessins restituant les volumes ou les contours (fig. 6-8). Moins présents dans les notes consacrées à l’histoire de la peinture, les croquis s’y révèlent soucieux de saisir des compositions élaborées (fig. 5).
Cette reconstruction visuelle complète les données historiques. Elle vient par ailleurs informer les phrases descriptives ou reposant sur l’interprétation sensible. Pour exemple, ce croquis d’un tableau de Pieter Codde (1599-1678)[7] qui trouve sa place au-dessous du commentaire « composition habile » (fig. 5) ou bien cet autre croquis dont les hachures semblent vouloir confirmer la mention « sculpture où joue la lumière » pour Sculpture conjugale (1937, fig. 7) de Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) et Hans Arp (1886-1966). On y décèle ainsi l’usage et la fonction du regard où œuvres et monuments sont d’abord considérés pour leurs composantes formelles (composition, volume, plan ou élévation…).
Au-delà des prédispositions dont semblait doté l’étudiant, les tracés dénués d’hésitation rendent également compte des rapports qui pouvaient s’établir entre lui et l’objet analysé. Ces croquis impliquent une mise à distance du discours de l’enseignant, dans une tentative de compréhension personnelle de la caractéristique commentée par ce dernier. Certains de ces dessins réclamaient également un temps de présentation suffisamment long pour laisser place à l’observation. On peut supposer qu’ils purent être réalisés par l’étudiant dans les moments du cours où Pariset déployait son commentaire.
En 1966, à la faculté des lettres de Bordeaux, l’usage des diapositives montées sous cache carton (5×5 cm) était entré dans les habitudes d’enseignement de l’histoire de l’art[8]. Certaines des œuvres croquées par l’étudiant dans ses notes de cours sont d’ailleurs repérables dans la collection de diapositives initiée par Pariset en 1952 et aujourd’hui conservée à l’Université Bordeaux Montaigne[9]. Pour le cours consacré à Henri Laurens (1885-1954) et à Hans Arp, les onze croquis effectués sur trois feuillets recto verso (fig. 6-8) peuvent être reliés à quatre diapositives (fig. 9-12).
L’étude comparée des croquis et des diapositives appelle une réflexion sur la perception qu’avait l’étudiant des clichés projetés. Dans le cas de Sculpture originale (Sophie Taeuber-Arp, Hans Arp, 1937) et d’un torse en bronze par Hans Arp de 1931 (fig. 7, fig. 11 et 12), la transcription graphique des effets d’ombre et de lumière montre comment l’étudiant tentait de saisir des qualités plastiques à travers l’image projetée qui, par son cadrage, son éclairage et son point de vue, constituait elle-même une interprétation de l’œuvre originale.
L’attention pouvait aussi se porter sur les contours ou l’expression du mouvement, comme pour cette série de sculptures d’Henri Laurens (fig. 6, fig. 9 et 10). L’existence physique de l’œuvre était donc perçue au filtre de la rhétorique de l’image projetée, selon des points d’entrée précis.
Il convient dès lors de s’interroger sur la nature de l’image donnée à voir à l’étudiant. Qu’avait-il vraiment devant les yeux ? Cette question nous conduit à considérer la succession des opérations de duplication menant de l’œuvre originale à l’image projetée pendant le cours. La plupart des diapositives étaient en effet fabriquées dans l’enceinte de la faculté. Ce fut le cas des quatre diapositives précédemment mentionnées (fig. 9-12), toutes datées de 1966. Les clichés étaient donc neufs et originaux, spécifiquement réalisés pour le cours.
Ces clichés étaient par ailleurs obtenus en photographiant des reproductions d’œuvres imprimées dans des livres. Les sculptures de Arp et de Laurens furent notamment sélectionnées dans deux ouvrages, l’un de 1959 (fig. 13), l’autre de 1965[10]. Or ces photographies étaient prises de manière à gommer la matérialité du support imprimé. Il s’agissait de rendre invisible cette étape de reproduction de l’image, pourtant effectuée dans le contexte de l’université et à des fins pédagogiques[11].
Cette observation nous ramène au constat établi par Nathalie Boulouch qui, dans une étude publiée en 2019, rappelle à propos de la plaque de projection qu’elle « constitue un type d’image qui semble garantir un accès direct à l’objet reproduit, sans intervention d’un support intermédiaire puisque la transmission de l’image enregistrée est faite par un flux de lumière qui élimine toute médiation matérielle »[12]. Les croquis de l’étudiant confortent cette analyse, qui peut être rapportée à l’usage des diapositives considérées ici, mais ils invitent aussi à la préciser. Ces dessins retranscrivaient sur le papier les qualités graphiques de l’image à travers laquelle était perçue l’œuvre commentée par l’enseignant. Si la présence matérielle du support de reproduction était éliminée par la projection, la photographie originelle n’en restait pas moins la principale médiation visuelle de l’œuvre. Cela était particulièrement le cas pour les sculptures dont les volumes se prêtaient aisément aux éclairages élaborés, favorisant notamment les contrastes d’ombre et de lumière. Les croquis relatifs à l’histoire de la peinture et de l’architecture montrent que cette médiation visuelle n’avait pas le même caractère selon la nature de l’œuvre ou du document (par exemple, les plans et les élévations de monuments) présenté à l’étudiant. Malheureusement, le contenu des notes de cours analysées ici et la difficulté d’accès à une partie de la collection de diapositives ne nous permet pas, ce jour, de développer l’étude comparative.
Dans l’attente de mener plus avant notre enquête, ces premières observations des notes de cours d’un étudiant, inscrit au certificat d’histoire de l’art moderne et contemporain de la faculté des lettres de Bordeaux en 1966-67, permettent d’établir plusieurs constats. Les cours de Pariset présentaient une trame similaire, quelle que soit la période historique et le thème abordés. Si la transmission des savoirs historiques passait par la voix du professeur, la connaissance et la perception des œuvres était, en partie, adossée à l’image projetée. La lecture des notes de cours laisse entrevoir la force d’attraction visuelle que certaines images pouvaient avoir sur un étudiant. Si le cours offrait un espace où s’entrecroisaient la médiation orale et la médiation par l’image, les croquis de l’étudiant rendent aussi compte de l’activité intellectuelle de ce dernier, des choix qu’il opérait, voire de ses goûts. Identifier des notes de cours en plus grand nombre permettrait ainsi de mesurer l’usage et la portée du dessin dans l’enseignement de l’histoire de l’art et, plus largement, de mieux saisir les processus de construction de la culture visuelle, à la fois à l’échelle des pratiques individuelles et à l’échelle collective des promotions d’étudiants. Cette enquête nous semble indissociable d’une réflexion plus large à mener autour des enjeux de la patrimonialisation de papiers personnels pour beaucoup voués à disparaître.
[1] Voir notamment Marion Lagrange (dir.), Université & histoire de l’art. Objets de mémoire (1870-1970), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.
[2] Le terme « archives pédagogiques » désigne communément les « documents issus des activités d’enseignement : elles sont produites soit par les enseignants, soit par les étudiants ». Voir AMUE, La gestion des archives au sein d’un établissement d’enseignement supérieur et de recherche, Paris, AMUE, 2010, p. 25. URL : https://www.amue.fr/fileadmin/amue/documents-publications/amue/Gestion_archives_web.pdf
[3] Il suffit de penser aux générations d’étudiantes inscrites à l’université sous leur nom de jeune fille qui, une fois mariées, continuaient leur parcours de vie sous le nom de leur époux.
[4] Pour la période s’étendant de 1892 à 1967, les registres d’étudiants et de diplômés sont conservés aux Archives départementales de la Gironde (versement 5354W). La bibliothèque universitaire de l’Université Bordeaux Montaigne conserve deux registres pour les diplômés de 1965 à 1974.
[5] Ce type d’enquête est d’autant plus déterminant qu’il fait particulièrement défaut pour comprendre en quels termes les prédécesseurs de Pariset recourraient aux supports visuels pendant leurs cours. C’est le cas de Pierre Paris (1859-1931), au sujet duquel Florent Miane s’interroge en ces termes dans un article récent : « L’usage que Pierre Paris faisait des plaques nous échappe encore. Étaient-elles projetées pendant son intervention ou après comme cela se faisait parfois à cette époque ? Indiquait-il le défilement des images en marge de ses notes ? Actionnait-il lui-même l’appareil de projection ou confiait-il cette responsabilité à un aide ? Ces questions restent pour l’instant sans réponse. » Voir Florent Miane, « Le savoir mis en lumière. Les plaques de projection dans l’enseignement de l’histoire de l’art à Bordeaux », dans Denise Borlée et Hervé Doucet (dir.), La plaque photographique. Un outil pour la fabrication et la diffusion des savoirs (XIXe-XXe siècle), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2019. URL : https://books.openedition.org/pus/34982.
[6] Nous adressons nos plus aimables remerciements à Lewis Brown de Colstoun pour avoir mis ses notes à notre disposition et pour la confiance qu’il nous a accordée.
[7] Le tableau en question est Joyeuse compagnie et bal masqué, daté de 1636 et conservé au Mauritshuis à La Haye.
[8] Voir Myriam Metayer et Adriana Sotropa, Dessiner enseigner. François-Georges Pariset (1904-1980), historien de l’art au XXe siècle, Bordeaux, Les Cahiers du Centre F.G. Pariset, n° 11, hors-série, 2024, ainsi que le billet « Les cahiers d’enregistrement de microfilms de F.-G. Pariset (1952-1974) » du présent carnet de recherche (URL : https://fgp.hypotheses.org/category/cahiers-denregistrement-des-microfilms-1952-1974).
[9] La collection de diapositives est actuellement répartie dans deux lieux. Les diapositives – environ 25.000 – consacrées à la période contemporaine (XIXe-XXe s.) sont conservées dans les bureaux de l’Université Bordeaux Montaigne. Une quantité équivalente a récemment été retrouvée à l’occasion des travaux de réhabilitation de la bibliothèque universitaire. Ce deuxième lot documente l’art de la renaissance au XVIIIe siècle mais ses conditions de conservation actuelles le rendent, pour le moment, inaccessible aux chercheurs.
[10] Il s’agit de La sculpture de ce siècle. Dictionnaire de la sculpture moderne de Michel Seuphor (Neuchâtel, éditions du Griffon, 1959) et d’un catalogue publié en 1965. Seulement mentionné « catalogue Cologne » dans les registres des diapositives, nous n’avons pas réussi à en identifier la référence complète.
[11] Dans quelques rares exemples, les diapositives conservent la trace du support imprimé en intégrant les légendes dans leur cadrage (voir fig. 12).
[12] Nathalie Boulouch, « L’image de lumière comme tableau noir », dans Denise Borlée et Hervé Doucet (dir.), La plaque photographique. Un outil pour la fabrication et la diffusion des savoirs (XIXe-XXe siècle), op. cit. URL : https://books.openedition.org/pus/34947#bodyftn22
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Myriam Metayer (21 mars 2024). Des archives pédagogiques pour une autre approche de l’enseignement de l’histoire de l’art. L’exemple des notes de cours d’un étudiant de la faculté des lettres de Bordeaux (1966-1967). François-Georges Pariset, historien de l'art au XXᵉ siècle. Consulté le 11 octobre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/w2jc